Une mémoire ouvrière.
« Non, il n’y a pas que des chefs-d’œuvre, il n’y a que des livres qui parlent » répondait Edmond Thomas, animateur des éditions Plein Chant, à Paulin Dardel, dans un entretien publié par la revue Demain les flammes en 2017. Et effectivement, à regarder de près les quatrièmes de couvertures des livres sur les tables des libraires, nous passons sans cesse à côté de livres « uniques », d’ouvrages « inégalables », d’auteurs « oubliés ». Il est vrai que la communication, le marketing et le storytelling ont largement colonisé l’édition ces dernières années. Tout ce à quoi s’opposent les éditions Plein Chant pour qui le travail éditorial est plus associé à une longue course de fond.
Deux livres ont profondément marqué Edmond Thomas durant ses jeunes années ; ils lui ont « parlé », selon ses mots. En 1959, alors qu’il travaillait dans l’imprimerie Brodard & Taupin, un de ses collègues lui déniche Paroles de Jacques Prévert. Une véritable rencontre littéraire : « c’était quelque chose de simple et qui m’allait droit au cœur ». Plus tard, en déambulant parmi les bouquinistes et leurs boîtes à trésors, un autre livre le bouleverse tout autant : Nouvel Âge littéraire d’Henry Poulaille. Il découvre toute une littérature qui n’a jamais été mise en avant, ni dans les livres d’histoire, ni dans les manuels littéraires – ni sur les rayonnages des libraires ; peu de choses ont changé depuis lors…
Comme un fil d’Ariane livresque, pour Edmond Thomas, cet ouvrage – et cet auteur dont il va devenir proche – va être le point de départ d’une incroyable aventure éditoriale. « Plein Chant a d’abord été une revue dont le numéro zéro a paru le 17 mai 1971. Elle a publié à l’origine un certain nombre de poètes dont plusieurs appartenaient au groupe de la Tour de Feu, “ revue internationaliste de création poétique ". Rapidement elle s’est transformée en revue de (petite) histoire littéraire : les oubliés de la littérature. » En 1975, la maison d’édition est inaugurée par la réédition du recueil Hommes de Marcel Martinet. D’autres auteurs suivront, comme Émile Guillaumin, écrivain paysan, Constant Malva, écrivain mineur, ou Jules Mougin, le « facteur-poète ».
« Ce qui m’intéresse dans le domaine de la littérature sociale (je suis plus éclectique que cela mais je laisse de côté dans ce qui suit les livres que j’édite qui touchent l’histoire littéraire ou la littérature dite générale), ce sont deux ou trois voies de recherche depuis l’expression ouvrière et paysanne écrite (de préférence témoignant de la condition sociale de ces écrivains) jusqu’aux écrits et témoignages de ceux qui ont dénoncé de longue date les injustices sociales qui perdurent, dans des domaines aussi variés que l’art, la littérature, le syndicalisme, le journalisme et dont les écrivains ne sont pas nécessairement d’origine modeste. »
À travers une quinzaine de collections (« Gens singuliers », « Voies d’en bas », « Précurseurs et militants », pour ne citer qu’elles), et plus de trois cent cinquante livres édités et imprimés, Plein Chant est le véritable artisan-éditeur du monde ouvrier. Petit tour d’horizon du catalogue !
« Les Oiseaux, le plus beau roman norvégien du XXe siècle selon les Norvégiens eux-mêmes, traduit par Régis Boyer, que je n’ai pas découvert le premier mais dont personne ne voulait plus quand je l’ai réédité, en 1984. Depuis j’ai dû en vendre 20.000 exemplaires ». Nous sommes prêts à prendre les paris : l’histoire de Mattis, le personnage du roman, simple d’esprit au cœur vierge vous accompagnera toute votre vie durant.
On trouvera également Neel Doff et ses Contes farouches ou encore Elva. Considérée par Henry Poulaille comme la plus grande auteure de son temps, elle manquera de peu le Goncourt pour son premier livre, Jours de famine et de détresse en 1911. Comment passer à côté des Mémoires de Marcelle Delpastre, poétesse occitane – lisez de toute urgence son poème « Mes amis » et laissez-vous ensuite emporter par son parcours.
Il n’est pas étonnant de retrouver également Panaït Istrati dans ce catalogue. En 1991, alors que la plupart de ses romans sont épuisés, Daniel Lérault a rassemblé une sélection de ses textes tout aussi lumineux les uns que les autres, et a proposé à Plein Chant d’éditer Le Vagabond du monde, qui a permis de faire redécouvrir l’écrivain français et conteur roumain.
L’histoire du mouvement libertaire est aussi mise à l’honneur. En effet, Malcolm Menzies a signé également deux ouvrages chez Plein Chant : Mastatal, où il raconte l’édification d’une colonie anarchiste au Costa Rica, et Deux lueurs de temps, l’histoire croisée du poète Renzo Novatore et du bandit Santo Decimo Pollastro. Deux ouvrages qui éclairent certains épisodes anarchistes de fort belle manière.
Nous pouvons également en découvrir un peu plus sur un anarchiste devenu mythique : la vie d’Alphonse Gallaud dit Zo d’Axa (1864-1930) se partage admirablement : vingt-cinq ans d’apprentissage bouillonnant, quinze de journalisme flamboyant, vingt-cinq ans de silence. Au bout, le suicide, décision semble-t-il programmée de longtemps. De Mazas à Jérusalem est sa grande œuvre, autobiographique, écrite la prison de Sainte-Pélagie où il purgeait une peine de dix-huit mois.
Plein Chant a également mis en lumière les travaux des frères Léon et Maurice Boneff, mort tous les deux sur le front pendant la Première Grande Boucherie. Armés de leurs plumes et de leur force d’investigation, ils ont écrit des centaines de textes pour révéler l’exploitation du peuple, et alerté sur les dangers que recèle le monde du travail. Plein Chant a réédité leur premier livre, Les métiers qui tuent. Et également, Didier, homme du peuple, histoire romancée du syndicaliste Henri Pérault.
Amoureux de la gravure sur bois et grand connaisseur en la matière, Edmond Thomas s’est attaché à rééditer des artistes peu connus. Que ce soit Germain Delastouches ou Clément Moreau, des artistes moins célèbres que Frans Masereel ou Lynd Ward, certes mais dont les travaux sont tout aussi intenses et profonds, les ouvrages disponibles raviront les amoureux du beau.
Dans les récentes parutions, nous pourrions citer, entre autres, Union ouvrière de Flora Tristan. Dans sa courte vie, cette femme a mené bien des combats, et elle avait imaginé une union universelle des travailleurs dont ce livre est le manifeste et le point de départ.
« Imprimerie de labeur » jusqu’en juin 2019, Plein Chant est devenue une association. Il y avait de 1 à 4 salariés du temps de l’imprimerie, et actuellement deux bénévoles s’occupent de l’édition et des nouvelles parutions. Sobriété, élégance et travail acharné sont les secrets de la fabrication des ouvrages de la maison d’édition ; il n’y a qu’à les voir en librairie, et à les prendre en main pour en être convaincu.
D’après Edmond Thomas, la librairie Quilombo est l’une des rares librairies à proposer une belle sélection des éditions Plein Chant. « Un bulletin intitulé Livraisons est envoyé aux libraires mais ils le mettent généralement à la poubelle dès réception » ce qui fait dire à Edmond, qu’à sa manière, « on travaille aussi pour le recyclage »… Alors, si vous passez par la rue Voltaire à Paris, ce sera l’occasion pour vous de découvrir des trésors de simplicité et d’humilité, que vous ne trouverez pas ailleurs. Et de nous aider à entretenir cette mémoire ouvrière qui nous semble si importante ; cette « mémoire des vaincus » qui nous est chère, autant que les éditions Plein Chant avec lesquelles nous sommes bien d’accord : « il n’y a de solide que le bouche à oreille ».
Pour aller plus loin, nous recommandons les deux entretiens passionnants avec Edmond Thomas, réalisés par les revues Demain les flammes (numéro 2, 2017) et Fragments. Revue de littérature prolétarienne (n°1, 2020). Un grand merci à elles !