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Les Éditions du Sandre, entre imaginaire et autonomie

Les Éditions du Sandre, entre imaginaire et autonomie


Enfant, Guillaume Zorgbibe est impressionné par la joie de vivre d’un oncle éditeur de « séries Z », André Guerber. À la grande époque de Lui, ce copain de Choron, avait lancé, parmi bien d’autres titres folkloriques et aux limites de la loi, le journal Moi et des livres de magie dont il tapait les textes en se tordant de rire dans son micro-bureau des arcades du Lido. À 20 ans, alors étudiant en philosophie à Paris, Guillaume est intellectuellement influencé par la critique de la modernité d’une Simone Weil ou d’un Léon Bloy. Frappé par les revues Encyclopédie des nuisances et Tiqqun et fasciné par l’esthétique fin-de-siècle, à la fois pour son versant décadentiste et pour ses poches de dérision radicale – les groupes hirsutes, hydropathes ou incohérents –, il a la chance de rencontrer des libraires – tout particulièrement l’équipe de l’Écume des pages –, puis d’être pris en sympathie par des auteurs comme Annie Le Brun, Dominique Noguez et des éditeurs comme Gérard Berréby. Ce qui n’est à l’époque qu’une activité qu’il assimile à du « fanzinat en solitaire, avec quelque chose d’obsessionnel », cela même qui lui parle dans l’art brut, confesse-t-il, devient peu à peu un vrai travail d’édition. En 2001, les Éditions du Sandre voient le jour.

En solitaire quelques années, Guillaume est rejoint en 2012 par Julia Curiel, sa compagne. Marquée par le travail de « l’architecte du livre » Odette Ducarre, elle parvient à donner au Sandre une autre dimension, en concevant chaque livre comme un objet autonome, capable de susciter du plaisir.
C’est dans cet esprit d’autonomie, cher au philosophe franco-grec Cornélius Castoriadis dont ils ont d’ailleurs publié sept livres, qu’ils coordonnent la quasi-totalité de la chaîne éditoriale : s’ils ne font pas eux-mêmes les traductions, ils réalisent en revanche les maquettes et les corrections, parfois avec l’aide d’amis proches. « Presque tout est fait maison », soulignent-ils, non sans satisfaction. Avec un peu plus de 150 livres à leur actif, ils en publient désormais entre quatre et six par an – un peu moins qu’il y a quelques années –,imprimés entre 500 et 3000 exemplaires. S’ils ont longtemps diffusé leurs livres par eux-mêmes, ils travaillent depuis plusieurs années maintenant avec Harmonia Mundi, chez qui ils retrouvent un certain esprit artisanal. Peu friands des services de presse, ils privilégient d’autres voies pour se faire connaître ; aussi participent-ils à des salons, tels que l’Autre salon, organisé par l’association l’Autre livre.
Le couple choisit avec soin les titres qu’il souhaite publier, sans comité de lecture. Au catalogue, des auteurs aussi variés que disparates : ici se côtoient Erich Mühsam, Ralph Waldo Emerson et Guy Hocquenghem. Karl Liebknecht fréquente Barbey d’Aurevilly et Joris-Karl Huysmans rencontre Edward Carpenter. Là, Georges Sorel croise non seulement Gustav Landauer, mais aussi Choderlos de Laclos. On retiendra Perspective dépravée et Lâchez tout d’Annie Le Brun, ainsi que les Écrits politiques de Cornelius Castoriadis, mais aussi Catalogue des vaisseaux imaginaires, ou l’autre côté des vagues de Stéphane Mahieu, Rédemption et utopie de Michael Löwy et Les Arts primitifs et populaires du Brésil de Benjamin Péret.

Leur meilleure surprise ? La réception largement enthousiaste du Gazouillis des éléphants de l’artiste Bruno Montpied. Ce livre d’images, de près de 1 000 pages, qui a nécessité 20 ans de recherches, recense 300 lieux créés, en France, par des autodidactes, plus loufoques et inventifs les uns que les autres, dans la lignée du génial facteur Cheval. « Il y a eu quelque chose de réjouissant à constater, au terme d’un très long travail éditorial, que la mise au jour d’une ‘‘poésie faite par tous’’ touchait un large public », nous expliquent-ils. Les Écrits sur Paris de Léon-Paul Fargue, édités par Barbara Pascarel, et Les Métamorphoses du vide de Maurice Henry ont de même rencontré un succès certain.
On notera également la parution d’Allons-nous continuer la recherche scientifique ? d’Alexandre Grothendieck. Mathématicien visionnaire, fils de l’anarchiste Sacha Schapiro, qui fut compagnon de route de la révolution sociale espagnole, Grothendieck prononce en 1972 une conférence au Conseil européen pour la recherche nucléaire (CERN), au cours de laquelle il invite ses pairs à s’interroger sur le rôle social de la recherche scientifique. À la dérangeante question « À quoi sert socialement la science ? », il répond sans ciller : « Les activités scientifiques que nous faisons ne servent à remplir directement aucun de nos besoins, aucun des besoins de nos proches, de gens que nous puissions connaître ». La recherche de pointe est devenue une « véritable menace à la survie de l’humanité », voire « une menace même à la vie tout court sur la planète », assène-t-il. À ceux qui lui reprochent son prétendu anti-scientisme, il explique vouloir plutôt esquisser les contours d’une « pratique scientifique entièrement différente de la pratique scientifique actuelle ». Il exhorte toutefois ses confrères à ne pas se leurrer, car le ver est dans le fruit : « à l’intérieur du système de référence habituel où nous vivons, à l’intérieur du type de civilisation donné, appelons-la civilisation occidentale ou civilisation industrielle, il n’y a pas de solution possible ». Le génial lauréat de la médaille Fields 1966 – prix qu’il refusera d’aller chercher en URSS – nous invite « à être nous-mêmes partie intégrante d’un processus de transformations, de ferments de transformations d’un type de civilisation à un autre, que nous pouvons commencer à développer dès maintenant ».

Autre projet ayant suscité plusieurs années de travail et qui arrive aujourd’hui à son terme : la publication de la première traduction en français de la Negro Anthology (Anthologie noire) par Geneviève Chevallier. Orchestré et publié en 1934 par Nancy Cunard, poète, éditrice militante et égérie des surréalistes, cet ouvrage sans équivalent (900 pages, 230 textes, plus de 300 documents), grand livre surréaliste à leurs yeux, marque un moment clé dans l’histoire de la conscience noire et de la lutte contre le racisme, aux États-Unis et au-delà. La singularité de ce livre-somme est de multiplier les sources, les contributeurs et les points de vue afin de documenter les violences infligées aux Noirs tout en célébrant les cultures héritées d’Afrique à travers le monde. Une aventure de longue haleine pour la traductrice, pour qui il s’est agi non seulement de retranscrire la diversité des parlers, mais aussi de mener une véritable enquête afin de retrouver les descendants des participants, pour certains anonymes.

Actuellement, nous ont-ils soufflé au coin de l’oreille, ils préparent une Anthologie de l’individualisme anarchiste, par Tanguy L’Aminot, une réédition de Saint Ghetto des Prêts, roman hypergraphique du lettriste Gabriel Pomerand, une intégrale des publications du collectif d’artistes Bazooka, ainsi que le prochain livre de Bruno Montpied.

« Nous sommes frappés par l’évolution récente du métier dans les ‘‘grandes maisons’’, tout particulièrement dans le domaine de la littérature contemporaine : le temps des Raphaël Sorin, Françoise Verny ou Jean-Marc Roberts est révolu », regrettent-ils. « Les directeurs littéraires ont désormais quelques ‘‘saisons’’ pour faire la preuve de la rentabilité de leur politique, sous peine de devoir jouer aux chaises musicales. Ce rétrécissement du temps éditorial nous semble aussi néfaste, corrupteur, qu’en matière d’agriculture. Il favorise la circulation de produits frelatés, ce qui a de quoi inquiéter si on considère qu’il en va, avec la littérature, du rapport au langage et à l’imaginaire d’une société ».
Face à ce sombre tableau, un autre imaginaire est-il possible ? Sur la place du Jeu de Balle, située en plein centre du quartier bruxellois des Marolles, se tient la librairie d’occasion dont Guillaume et Julia s’occupent, parallèlement à leur activité d’éditeurs. Justement, elle a pour nom « L’Imaginaire ». Il suffit de pousser sa porte.

Éditions du Sandre c/o

Librairie l’Imaginaire
Place du Jeu de Balle, 30
1000 Bruxelles

www.editionsdusandre.com

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