Parmi les toutes jeunes maisons d’éditions contestant haut et fort l’ordre ambiant, il y a Libertalia. Le graphisme attirant et les textes sans concessions nous plongent dans la contre-culture libertaire. Et il faut entendre ici « culture » au sens large : c’est bien du mode de vie résistant, de l’aspect global des relations humaines dont il s’agit ici, pas juste d’une « scène punk ». Entre autre, oui, pourquoi pas, mais pas que. Même si les deux membres fondateurs de Libertalia en sont issus, « l’idée, c’était d’abord de se faire plaisir mais aussi d’entrer dans un univers un peu étranger pour nous, le monde de la librairie ». Depuis les débuts du projet en 2006 jusqu’à aujourd’hui, l’association s’est agrandie, et accueille « ceux qui ont participé de près ou de loin à un projet » qui « expriment leur avis, cela comprend donc les auteurs, dessinateurs, traducteur, correcteur, etc. » Libertalia repose sur le bénévolat, pas l’exploitation (on sait qu’ailleurs dans le secteur associatif elle sait se faire discrète et larvée – mais indéniablement présente). « On essaie simplement de rémunérer modestement les traducteurs et illustrateurs. Pour décider de la publication d’un titre, on doit être plusieurs à penser qu’elle est pertinente. La maquette et toute la partie graphique est assurée par Bruno (le graphiste, former member, comme on dit). » Le calage du texte, les services de presse et les commandes, Nicolas (l’autre membre initial) s’en charge malgré le poids de ces tâches-là. « La diffusion-distribution est le nerf de la guerre et l’éternel problème. Il a probablement trop de livres qui sortent, trop d’éditeurs. Pour être identifié, tu dois déployer une grande énergie. » et parallèlement « les petits libraires survivent à peine », quand il y en a. Les acteurs de Libertalia s’inscrivent aussi (et surtout ?) au cœur d’un réseau actif en relations, en projets et en activité diverses : cette fameuse « scène punk », qui permet une diffusion large et en plus du circuit officiel. Près de la moitié des livres de Libertalia ont été vendus en direct, sur des évènements. « On tient beaucoup de tables de presse un peu partout, on a un réseau qui nous suit, ce qui fait que pour un livre comme La Petite Maison dans la zermi, par exemple, on a quand même diffusé 800 exemplaires en direct. Pour Feu au centre de rétention, on est à près de 1400 livres en direct, ce qui a donc permis de redistribuer 6000 euros aux retenus inculpés dans l’incendie du CRA de Vincennes du 22 juin 2008. » Ce livre-là a vu le jour dans un pur esprit de solidarité concrète qui lui confère un aspect hors-normes : il s’agit d’enfoncer le clou dans la brèche ouverte par les flammes de cet incendie, de témoigner des conditions de vie de ceux qu’on enferme sous prétexte logistique, autant que soutenir financièrement ceux d’entre eux qui se sont rebellés et que la France n’a pas raté. La lutte pour les sans-papiers n’est pas (qu’)une signature au bas d’une pétition.
S’impose un petit retour en arrière : l’idée de fonder une maison d’édition est aussi une histoire de coup de cœur. « En août 2006 à Shanghai, j’ai lu le texte Pour la révolution mexicaine de Jack London (…). J’ai aimé ce petit texte qui parle de boxe et de révolution », raconte Nicolas. Cet aspect populaire ressurgit aussi dans une certaine affection pour la piraterie. Libertalia, le nom, c’est évidemment un clin d’œil à la piraterie version utopique, celle des Daniel Defoe et consorts. Sur ce thème-là « on publie bientôt Les Forçats de la mer, la thèse de l’historien radical américain Marcus Rediker » ; du même auteur on trouve déjà Pirates de tous les pays, édité en novembre 2008. Pas mal de rééditions, des nouvelles traductions, des nouveautés aussi, comme La position du penseur couché, de Sébastien Fontenelle – moins historique que les autres titres de Libertalia, pour ne pas dire complètement contemporain, cet ouvrage-là s’en prend à la figure de l’ « intellectuel » médiatique réactionnaire ou néo-conservateur qui anime la vie politique officielle. C’est jouissif. À noter aussi, tout autant salutaire mais dans un autre registre, les récits de bagnards La vie des forçats de Eugène Dieudonné et L’enfer du bagne de Paul Roussenq ; des classiques épuisés et disparus, témoignant contre l’oubli de l’horreur carcérale dont notre société a été (est ?) capable. « Nous avons publié onze titre à ce jour. La plupart ont été réimprimés. Les tirages initiaux oscillent entre 1500 et 2500 exemplaires. Certains titres, comme Grève Générale de Jack London ou Feu au centre de rétention sont déjà au-delà de 2500 exemplaires diffusés. » Seule déception : « La Cité du sang, une histoire des bouchers antisémites de La Villette, qui est à peine à 700 exemplaires ». Il est sans doute dur de faire sa place, mais Libertalia a creusé et creuse la sienne. Sont attendus dans les prochains mois Chéribibi de Gaston Leroux et le Manuel du guérillero urbain de Carlos Marighella.
Malgré l’activité dense voire lourde « ouvrir une librairie engagée en banlieue, c’est un de nos projets en cours ». On ne chôme pas, chez Libertalia.