Marlène Benquet a mené pendant trois ans (de 2008 à 2010) une enquête sur une des principales entreprises françaises de grande distribution. Elle est d’abord devenue caissière. Puis, elle a fait un stage au siège social du groupe et un autre à Force ouvrière, principal syndicat de l’entreprise. Les transformations qu’a connues la grande distribution depuis plusieurs dizaines d’années sont emblématiques.
L’identité des fondateurs ("on est des épiciers") a été bouleversée par l’arrivée de nouveaux actionnaires toujours plus exigeants. Le management par la promotion a largement disparu. Aux échelons supérieurs, les financiers ont pris le pouvoir. L’"expérience" a cessé d’être la valeur principale. L’ensemble des salariés accepte mal ce qu’ils vivent comme une perte d’autonomie, qui s’accompagne d’une insécurité grandissante.
Mais pourquoi les salariés acceptent-ils d’"encaisser" ces réorganisations fragilisantes ? Pour mieux comprendre, il fallait vivre leur vie aux différents échelons : "Je voulais savoir ce que cela faisait d’être caissière pour comprendre pourquoi elles ne se révoltaient pas ou, en tout cas, moins que les salariés d’autres secteurs professionnels". L’auteure a également découvert le fonctionnement étonnant du siège social, où le cloisonnement est de règle : les badges ne donnent accès qu’à l’étage où est situé son propre bureau, il est difficile de se déplacer dans d’autres services sans une bonne raison, les informations circulent peu et mal.
Le paradoxe est qu’au moment de ce stage, la direction des ressources humaines subissait elle-même un plan social ! Quant à l’organisation syndicale majoritaire, comment a-t-elle réussi à s’implanter dans ce secteur difficile d’accès ? Pourquoi cette implantation ne se traduit-elle pas par une plus grande propension contestataire ? Comment la paix sociale est-elle créée et maintenue ? L’objet de cette enquête est donc de comprendre pourquoi les salariés s’investissent dans leur travail, alors que les conditions de travail et les rémunérations ne sont pas motivantes.
Ni l’"adhésion" ni la répression ne sont des explications suffisantes. En fait, les salariés sont plus coincés que convaincus. Plus proche du mode de prédation d’une araignée que d’un tigre, ou de la technique d’un joueur de go que d’un amateur d’échec, les stratégies patronales neutralisent les salariés davantage qu’elles ne les soumettent.