On pourrait dire que ce livre est déguisé. En apparence c’est une oeuvre, somme toute traditionnelle, du grand historien de Paris que fut Louis Chevalier — des parties et sous-parties, des notes, des références — mais sous ces dehors académiques, c’est d’une féerie qu’il s’agit. En l’ouvrant à n’importe quelle page, on y rencontre des personnages fabuleux, Salis au Chat Noir, Bruant au Mirliton, Lautrec au Moulin-Rouge avec la Goulue et Valentin, et Yvette Guilbert, Damia, Fréhel.
Au fil des chapitres, les belles courtisanes, Liane de Pougy, la belle Otéro, Emilienne d’Alençon, côtoient Barrès et Mac Orlan, Carco et Zola qui s’en inspirera pour ces grandes héroïnes du plaisir et du crime, Gervaise dans son lavoir de la rue des Islettes, et Nana, inoubliablement représentée par cet autre montmartrois que fut Edouard Manet. Les lieux parcourus sont ceux du crime, "décor d’ombre, de misère, de vengeance, de peur" — plutôt à l’est, du côté de La Chapelle ; et ceux du plaisir, la scintillante place Blanche, le boulevard de Rochechouart où, à l’Elysée-Montmartre, on regarde danser Grille d’Egout, "laquelle fait exercice avec sa jambe gauche comme avec un Remington".
"Vous êtes la Sybille conduisant Enée dans le royaume des ombres" dit à Chevalier un ami américain. "Montmartre, pour vous, c’est le temps retrouvé. Non pas seulement votre Montmartre, celui de vos souvenirs et de ces romans qui se mêlent à vos souvenirs, mais Montmartre lui-même qui, à vous entendre, n’a d’autre réalité, d’autre forme assurée d’existence, de durée, que d’être, en permanence, une féerie ou un délire de sensations et toujours les mêmes." Prodigieux livre où il faut accepter de se perdre entre Barbès et Clichy, de se laisser aller à un plaisir non défendu, l’enchantement de l’écriture et d’une impeccable érudition.