Jusqu’à il y a peu, en philosophie, antique patrie du concept poli à la main et de la dialectique fin moulue, Alain était synonyme de commerce pondéré, de sagesse en trois points et de radicalisme sur coussin d’air. Enfin Guyard vint. Guyard le goliard, le poissard, le soudard, nous rappelant que les Alains, long time ago, furent une tribu des plus barbares. Avec lui philo se fit folie, défroqua la toge, mit les doigts dans le nez et dans la prise, se risqua aux mauvais lieux et substitua au portique de Zénon ceux que Dame Sécurité impose à l’entrée des centrales.
En témoignent à la barre les trois titres qu’icelui publia au Dilettante, on l’y voit philosopher au coeur de la taule, frôler le ravin avec des Gitans et s’encanailler la sagesse avec tout ce que le monde compte de marginaux.
À lire Natchave, son quatrième titre, le dossier de l’auteur s’épaissit : natchave, en bel argot, signifiant « s’en aller, partir, se faire la belle ». S’y démontre en effet ce que le futur pensant retiendra comme « le théorème de Guyard ». Énonçons : « La profondeur de la pensée est fonction de l’usure des semelles. » À savoir que si, quelqu’un se dit penseur, matez-lui les tatanes : pures d’éraflures, vous avez affaire à un rentier du logos, un de ces fonctionnaires du cogito qui touillent la soupe conceptuelle dans un sens puis dans un autre ; mais, si elles sont usées jusqu’à la corde ou si le crèpe est fourbu, sans doute avez-vous touché un vrai, un tatoué du jus de crâne.
Car le philosophe va et sa pensée va de concert, marche, rôde, randonne, dort dehors et rentre tard, passe en fraude. Au fil de ce flamboyant et turgescent traité de philosophie à grandes foulées, Guyard nous modèle un Socrate SDF, lointain disciple des chamans thraces, nous cisèle un portait d’Antisthène l’anti-système, maître de Diogène, déroule l’histoire des goliards, escholiers en rupture de colliers académiques et de bancs de galère scolastique, entrelardant le tout de tranches de vie juteuses, guyanaises, camarguaises et surtout gitanes. Tous les chemins mènent aux Roms.