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¡ Hasta luego, querido compañero !

¡ Hasta luego, querido compañero !

Publié le mardi 20 juillet 2021

Les hasards de la vie peuvent se montrer cruels. L’équipe de la librairie Quilombo en a fait l’amère expérience le jeudi 8 juillet 2021. Ce jour-là, nous avions prévu depuis plusieurs semaines de nous retrouver dans la soirée pour notre assemblée générale annuelle. Mais, dans la matinée, une terrible nouvelle nous est parvenue : Bastien est décédé. À 40 ans. Catrina, figure de la mort au Mexique, a traversé l’Atlantique pour venir le chercher dans son sommeil. Arrêt cardiaque.
Après avoir consacré pas mal de temps à Co-errances, structure de diffusion-distribution alternative de livres, de disques et de DVD, avec qui nous étions en cheville, Bastien est arrivé à la librairie en 2005 comme bénévole. Un an plus tard, il en est devenu salarié à mi-temps et l’est resté jusqu’en janvier 2019. Durant ses deux dernières années passées à la librairie, il s’était engagé dans une formation de traducteur, activité qui le passionnait.
Comme il en avait marre du rythme infernal et du furieux bruit des rues de Panam’, il s’est installé, quelques mois après son départ de la librairie, à Millau, pour se reposer, retrouver tout un tas d’amis et se consacrer à l’écriture, à la photographie et à la traduction. Sa maladie ne lui a laissé finalement que deux petites années de répit…
Rares sont les êtres que nous avons rencontrés à être autant appréciés et aimés par un si grand nombre de personnes. Bastien était de ceux-là. Dès son arrivée, il avait transformé la librairie en une agora où il faisait bon se retrouver à n’importe quelle heure de la journée pour échanger quelques mots sur une parution récente, discuter de l’actualité militante ou tout simplement se donner quelques nouvelles. Ses frangines et sa famille en escale à Paris, ses amis venus de la France entière – certains même de l’autre bout de la planète –, ses camarades de la CNT et du Comité Chiapas, tout le monde rendait visite à Bastien à Quilombo, et nous pensons bien évidemment à eux avec qui nous partageons notre immense peine.
Bastien n’était pas un libraire comme les autres. Il savait la chance d’exercer ce métier, et il avait une haute idée de la librairie, à l’exact opposé de l’esprit de start-up qui a envahi le monde du livre. Souvent à contre-courant, y compris de ceux qui se pensent « rebelles », son exigence, sa sensibilité et sa probité le distinguaient.
Infatigable et pourtant épuisé, il courait après le temps et déployait une énergie folle à concrétiser tous ses projets d’écriture et d’action militante. Contributeur au journal Le Combat Syndicaliste, à la revue de littérature prolétarienne Fragments, il avait traduit plusieurs ouvrages pour les éditions L’échappée. Il avait également participé à des livres collectifs publiés par cet éditeur comme L’assassinat des livres, Aux origines de la décroissance ou Divertir pour dominer 2. Son livre Antifascisme radical ? Sur la nature industrielle du fascisme était paru aux éditions de la CNT en 2015. Tout cela sous le malicieux pseudonyme de Sebastian Cortés.
Immense lecteur de sciences humaines, il se plongeait également avec joie et gourmandise dans la littérature – prolétarienne, noire, classique ; pour lui, c’était un tout qu’il ne fallait en aucun cas dissocier. Deux auteurs l’avaient particulièrement marqué, bouleversé même : Günther Anders et Edward Abbey. Il n’est pas impossible que vous soyez reparti de Quilombo avec l’un de leurs livres sur ses conseils. Les deux tomes de L’Obsolescence de l’homme, il les avait lus plusieurs fois, et avait décortiqué les textes visionnaires du philosophe allemand. Il citait souvent l’auteur du Gang de la clef à molette, et nous ne résistons pas à l’envie de partager avec vous son passage préféré : « Je m’assieds sur une des solides caisses de ravitaillement et j’active mon traitement de texte. C’est un bon traitement de texte. Pas cher, silencieux, interface conviviale, zéro vibration, zéro radiation, zéro pièce démontable, zéro entretien, zéro consommation, facilement remplaçable, extrêmement portable : il s’agit d’un ensemble carnet-stylo à bille. »
Mais Bastien n’était pas seulement un homme de lettres, il était aussi un être sensuel qui aimait le bon vin, le bon rhum, la musique, le cinéma et les bonnes bouffes, surtout si tout cela était partagé avec ses amis au cours de banquets animés par nos rires ravageurs et nos conversations animées. Très engagé politiquement, Bastien n’était jamais dogmatique, la critique dialectique était bien son arme favorite dans ses joutes amicales mais pourtant toujours sérieuses. Il pouvait se montrer sévère dans ses remarques souvent judicieuses mais sans jamais être blessant. Il défendait une vision du monde très exigeante pour l’humanité pour laquelle il se battait par son exemplarité d’homme juste, honnête et rigoureux.
C’est peut-être l’une des personnes en France qui attendait avec le plus d’impatience l’arrivée de la caravane zapatiste à l’été 2021. Il avait réussi à s’organiser pour aller les rencontrer pas loin de chez lui, des fois qu’il retrouverait celles et ceux qu’il avait croisés à San Cristóbal au Chiapas il y a dix ans. D’ailleurs, l’un de ses derniers textes, à paraître en novembre dans la revue de contre-histoire Brasero raconte l’histoire de leur fameux passe-montagne ; impossible de ne pas sourire à la lecture de son article, un subtil alliage entre rage, révolte et humour. Il avait réussi le même dosage dans son texte paru dans la revue Fragments où il raconte l’un de ses séjours à l’hôpital en compagnie de Georges, ancien colonel octogénaire. Malgré son aversion pour l’armée, il avait sympathisé avec ce personnage haut en couleurs qui lui avait dit qu’il n’avait pas peur de mourir. « La mort, c’est dur surtout pour ceux qui restent ». Il ne croyait pas si bien dire…
Il ne cessait de dire et de répéter que l’émancipation devait passer par l’action collective et par le livre ; mais aussi et surtout par l’art. Par la musique bien sûr, où son éclectisme nous a fait découvrir tout un tas d’artistes – John Zorn, Interzone, Dominique A, 16 Horse Power, entre autres. Mais aussi par la photographie à laquelle il s’adonnait. Il ne jurait que par la photo argentique – la vraie, pas la photo numérique, qui inonde le monde et dénature la poésie de l’image. Il fallait voir son bonheur, lorsqu’il emportait avec lui son appareil à la librairie, et prenait l’un d’entre nous par surprise.
Détestant les réseaux sociaux, il défendait le temps long contre l’immédiateté de notre société en crise. Nous ne le trahirons pas en diffusant son texte sur ce qu’il appelait les réseaux de la haine. Pour celles et ceux qui n’ont pu venir à ses obsèques, nous organiserons courant septembre une soirée pour lui rendre un bel hommage. Comme il a fait découvrir tout un tas de livres aux lectrices et aux lecteurs de passage à Quilombo, n’hésitez pas à nous envoyer un petit mot pour nous raconter les lectures et les découvertes que vous avez faites grâce à lui. Elles sont extrêmement nombreuses, nous en sommes certains.
Le peuple du livre perd l’un de ses ardents défenseurs ; l’équipe de Quilombo l’une de ses figures historiques ; et beaucoup un ami. Nous ne t’oublierons pas Bastien. Compte sur nous pour poursuivre les nombreux combats auxquels tu as participé à nos côtés. ¡ Hasta luego, querido compañero !

(illustration de Jean Aubertin)