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Les éditions du bout de la ville, ou l’art de ne rien lâcher

Les éditions du bout de la ville, ou l’art de ne rien lâcher


Tout commence le 11 mars 2011, jour de la catastrophe nucléaire de Fukushima au Japon. Engagées depuis des années dans la lutte contre le nucléaire, instruits par l’expérience de Tchernobyl, trois personnes se lancent dans l’écriture d’un livre pour documenter la situation et s’opposer aux mensonges d’État. Afin de le sortir en toute indépendance, Les éditions du bout de la ville sont créées. Oublier Fukushima paraît en 2012. C’est un livre fulgurant, radical, original dans sa forme, qui s’appuie sur la parole des habitants qui luttent contre un État qui refuse de les évacuer et nie la catastrophe en cours. En France, à l’époque et encore aujourd’hui, ces voix sont inaudibles – rendant d’autant plus grande la nécessité de les faire entendre. Oublier Fukushima, premier-né des éditions, rencontre un succès inattendu. L’équipe des éditions décide de poursuivre dans cette voie.

Les éditions du bout de la ville, c’est l’association de quatre vieux ami.e.s. Ils se connaissent depuis une vingtaine d’années. On trouve dans leurs parcours personnels davantage de formation « politique » que de formation aux « métiers du livre ». Quelques jalons ont peut-être leur importance : les mouvements de sans-papiers à Lille en 2000, l’opposition au G8 de Gènes à l’été 2001, la lutte contre l’introduction des Organismes génétiquement modifiés (OGM) en France de 1999 à 2004, le mouvement contre le CPE, l’incendie du centre de rétention de Vincennes en 2009, etc. Par ailleurs, certaines obsessions ont forgé leur regard sur le monde : l’emprise du nucléaire, les catastrophes toujours en cours à Tchernobyl et Fukushima, d’une part, la violence judiciaire et pénitentiaire qui s’exercent dans les tribunaux et les prisons d’autre part. Pour compléter le portrait de famille, on pourrait ajouter un goût pour les romans noirs à la Amila ou Thomson, une passion pour l’histoire des musiques populaires et un appétit pour l’humour de Philip K.Dick dans ses nouvelles, de Topor et son Max lampin, ou d’Hector de la vallée et son Dimanche pour toujours.
Basés dans un petit village d’Ariège, ils pensent, élaborent, mûrissent leurs livres ensemble. Leur ambition est de produire des livres qui tiennent dans le temps. Cela repose sur l’intelligence collective qu’ils essayent de mettre en œuvre dans la production de chaque livre : le travail commun sur les textes avec les auteurs et autrices, l’organisation de tournées en librairie, le soin accordé à la mise en page, aux choix des papiers, au façonnage et aux nombreuses tâches administratives... Seules l’impression et la correction ortho-typographique sont déléguées à des correcteurs professionnels qui ne font pas parti des éditions. Ils sont diffusés par Hobo diffusion, avec qui ils partagent un point de vue commun sur le monde de l’édition - qui s’est notamment exprimé par le refus de vendre leurs livres sur Amazon. Leurs livres sont régulièrement soutenus par Occitanie livre et lecture, centre régional du livre en Occitanie. La structure associative de leurs éditions leur a quelquefois permis de se salarier. Ils ont édité 17 titres, dont une coédition avec Ici bas - ainsi que 3 films en DVD. Ils impriment généralement le premier tirage de leurs livres entre 1000 et 1500 exemplaires. Leur rythme de parution s’accélère depuis deux ans, Ils sortent 5 à 6 livres par an.

Ils inscrivent leurs éditions dans l’histoire de la critique sociale (celle des brochures anarchistes du XIXe siècle, des livres des éditions Champ libre et bien d’autres encore), loin de la froide distance universitaire. Comment faire exister les voix des premiers et des premières concerné·e·s ? Tous leurs livres sont écrits par des personnes qui partent de leur réalité sociale, matérielle, concrète, pour produire une analyse du monde à partir de leur point de vue (au sens propre). Ils aiment à dire qu’ils éditent des « paroles infâmes », c’est à dire les paroles de celles et ceux qui n’ont justement pas droit à la parole. Ces textes sont chargés de la colère de ceux et celles qui vivent ce dont ils parlent. Un tel engagement éditorial exige beaucoup de temps et de travail pour accompagner leurs auteurs ou leurs autrices dans l’écriture. Le ménage des champs. Chronique d’un éleveur au 21e siècle de Xavier Noulhianne et Le paysan impossible. Récits de luttes de Yannick Ogor, parus en 2017, sont une très belle illustration de cette volonté d’éditeurs et d’éditrices. Loin d’être de simples témoignages, ces livres mêlent plusieurs registres narratifs : le récit de travail – à la manière de Georges Navel dans Travaux ou des livres des éditions Plein Chant –, l’étude historique – retour sur la naissance de l’administration agricole en France et sur les origines du syndicalisme – et l’essai de théorie critique – comment penser la bureaucratisation du monde et le conflit agricole ? Il a fallu quatre années de travail pour accoucher de ces textes qui sont de véritables « traités d’expérience ». Écrits par des pairs, fait rare chez les travailleurs de la terre, ils ont eu un impact décisif dans le monde agricole et se sont vendus à plus de 3 000 exemplaires chacun. Le paysan impossible ressort cette année, enrichi d’une très belle postface d’une quarantaine de pages.

Les éditions du bout de la ville font également la part belle aux textes de prisonniers et de prisonnières. Il y a un véritable paradoxe social de la prison : elle est à la fois un angle mort de la société, une oubliette moderne que personne ne veut regarder en face, et dans le même temps il n’y a jamais eu autant de prisonniers et de prisonnières, autant de proches de personnes incarcérées, donc autant de personnes touchées par la prison. Depuis le Groupe information prison en 1972 et le Comité d’action des prisonniers (CAP), il existe une pensée critique extrêmement puissante qui s’élabore derrière les murs des prisons, par les prisonnières et les prisonniers eux-mêmes, qui ne s’est jamais arrêtée jusqu’à aujourd’hui. En 2017, les éditions font paraître Ça ne valait pas la peine mais ça valait le coup. 26 lettres contre la prison d’Hafed Benotman. Ce dernier était l’un des fondateurs de L’Envolée, le seul journal d’opinion écrit par des prisonniers et des proches de prisonniers en France, auquel participent plusieurs membres des éditions. Ce magnifique livre est un recueil de lettres, de textes et d’interventions de ce braqueur-écrivain-prisonnier qui nous a quittés en 2016.

En octobre 2021, à l’occasion du quarantième anniversaire de l’abolition de la peine de mort, ils éditent La peine de mort n’a jamais été abolie, dits et écrits de prison choisis par L’Envolée. Dans ce livre au titre explicite, des prisonniers et des prisonnières racontent avec une impitoyable lucidité le quotidien mortifère de l’enfermement – isolement, absence de soin, suicides, morts « suspectes » – mais aussi la solidarité et les mouvements de protestation.
En 2022 sort Sur la sellette. Chroniques de comparutions immédiates, de Jonathan Delisle et Marie Laigle. Pendant un an, les auteur·e·s ont pris place dans la salle 4 du tribunal de Toulouse pour observer et chroniquer les procès en comparution immédiate qui s’y tiennent. Cette procédure expéditive, qui s’applique potentiellement à tous les délits, voit les accusé·e·s jugé·e·s en quelques minutes. C’est une justice à l’os, débarrassée de tous les apparats qui peuplent nos imaginaires de « Justice ». On y voit des grands bourgeois envoyer en prison à la chaîne des personnes appartenant aux classes les plus défavorisées de la société, qui n’ont aucun espace pour se défendre ou faire entendre les raisons qui ont pu les amener à sortir de la légalité. La justice de classe s’y montre à nu. Les récits d’audience rassemblés dans le livre sont éloquents et dévoilent, dans un style sec, factuel, la fonction essentielle de l’appareil judiciaire : enfermer les pauvres.

En 2020, ils éditent Plein le dos, 365 gilets jaunes, novembre 2018-octobre 2019 conçu avec le Collectif Plein le dos. Ce livre réunit plusieurs milliers de photographies de dos de gilets jaunes prises lors de manifestations. Toutes les raisons de la colère sont écrites ou dessinées sur ces dos : la survie quotidienne, le travail, la dépossession, la violence de la police, les espoirs de changement, de révolution. Un appareil de notes, extrêmement fourni, permet d’éclairer le contexte des inscriptions, expliciter les références, pour que l’humour et l’inventivité de ce mouvement puisse survivre au temps et toucher tout le monde. L’ouvrage est en outre bilingue (français-anglais) pour pouvoir passer les frontières. Enfin, comme cette œuvre est collective – elle appartient à tous les porteurs et porteuses de gilets pris en photo et plus largement au mouvement lui-même –, tous les bénéfices dégagés par la vente du livre (13 000 euros) sont reversés aux caisses de soutien des Gilets jaunes blessés et emprisonnés.
Un an plus tard, en mars 2021, ils éditent Je ne pensais pas prendre du ferme. Des Gilets jaunes face à la violence judiciaire, onze récits recueillis par Pierre E. Guérinet et Pierre Bonneau. Ce livre d’entretiens et de témoignages de Gilets jaunes poursuit le travail de documentation commencé avec Plein le dos. On y découvre des existences bouleversées par la brutale découverte de la prison et de l’institution judiciaire qui a condamné plus de 3 000 personnes.

En janvier 2021, sort Blues in Mississippi night, le soir où Big Bill Broony, Sonny Boy Williamson et Memphis Slim ont répondu à la question : « D’où vient le Blues ? », un entretien réalisé par Alan Lomax, le grand collecteur de musique populaire.C’est un document inestimable, inédit en français, de l’histoire de la musique africaine-américaine : l’enregistrement d’une longue conversation nocturne entre trois grands bluesmen du Sud alors qu’y rêgnent encore les lois de ségrégation dites « Jim Crow ». Un très beau livre, qui réinscrit la naissance du blues dans l’histoire de l’esclavage.

Au printemps 2022, ils lancent la collection, « Adresses ». Les textes qui y sont rassemblés sont explicitement « adressés » : déclarations publiques, lettres ouvertes ou privées, droits de réponse à un journal, testaments et bouteilles à la mer. Tous les textes de cette collection se caractérisent par leur concision (100 000 signes) et leur radicalité. L’art de l’adresse consiste à synthétiser en peu de mots ce qu’un grand traité mettrait des centaines de pages à expliquer. L’adresse met en jeu son auteur ou son autrice et accompagne souvent un geste de rupture. Rupture avec le monde des vivants d’un célèbre voleur anarchiste, rupture avec le pouvoir médical d’une malade du cancer, rupture avec le pouvoir judiciaire, avec l’administrateur qui se cache derrière son bureau ou avec le Français raciste qui applaudit les crimes de la police. Mais les adresses peuvent aussi s’adresser à des ami·e·s, à des pairs, à celles et ceux dont les auteurs partagent la condition. L’écriture est alors empreinte de fraternité ou de sororité. Ils ont pour l’instant édité quatre livres dans cette collection. Deux livres méritent particulièrement pour eux notre attention :
Kamel Daoudi a écrit Libre dans le périmètre qu’on m’assigne. Il y décrit sa vie sous le régime de l’assignation à résidence. En effet, depuis 2008, Kamel Daoudi se débat dans un labyrinthe administratif. Il est forcé à déménager du jour au lendemain au gré des décisions ministérielles, il vit séparé de ses proches et contraint de pointer à la gendarmerie trois fois par jour (plus de 26 000 pointages en treize ans !).
L’équipe des éditions est très fière également d’avoir pu éditer le livre d’Aurélie Garand, Depuis qu’ils nous ont fait ça. Le 30 mars 2017, son frère Angelo, un Voyageur de 37 ans, est abattu par une brigade du GIGN. Malgré le combat acharné de ses proches, les gendarmes n’ont jamais eu à rendre de comptes dans un procès public. Le texte d’Aurélie, extrêmement puissant et d’une grande qualité littéraire, parle aussi de racisme, d’amitié, de politisation et de dignité.

En juin 2023, paraîtra leur premier roman, Casse-dalle, écrit par Jennifer Have. Cette fable caustique, ce conte moderne et halluciné, suit les codes du roman noir : la star déchue d’un show télé culinaire fait la tournée des supermarchés dans les Ardennes. Elle tombe sur une bande d’ouvriers et d’ouvrières au chômage qui occupent leur abattoir laissé à l’abandon. Le patron a disparu. Dans ce futur proche à peine dystopique, les aides sociales n’existent plus, manger de la viande est aussi has been qu’hors de prix et les pauvres ont la grosse dalle. Jusqu’où ira la vengeance sociale ? Jennifer Have nourrit son texte de l’atmosphère très particulière du prolétariat ardennais qui l’a vue grandir mais aussi des ambiances feutrées du milieu parisien de la télévision qu’elle fréquente pour son travail. Un choc de classe brutal qui transpire à chaque ligne.

Les éditions du bout de la ville font le constat qu’il y a une quantité invraisemblable de livres qui sortent chaque année. Les libraires sont submergés. En tant qu’éditeurs ou éditrices, ils sont pris dans la tourmente de « l’industrie culturelle ». Malgré l’immense difficulté à se faire entendre, ils continueront à fabriquer des livres, car la mémoire et l’histoire ont encore et toujours pour canal de transmission privilégié les livres et les écrits. Comme l’a écrit Michel Ragon dans son magnifique ouvrage La Mémoire des vaincus : « Ne pas perdre tout ça. Ne rien perdre. Les livres meurent aussi, mais ils durent plus longtemps que les hommes. On se les passe de main en main. »

Les éditions du bout de la ville
6 place du bout de la ville
09290 Le Mas-d’Azil
leseditionsduboutdelaville@yahoo.fr
http://leseditionsduboutdelaville.com

L’équipe de Quilombo vous présente des maisons d’édition indépendantes. Une table présentant les principaux livres leur est dédiée à la librairie et vous pouvez bien sur nous commander tous les titres par correspondance.