Après avoir vendu des rollers à la FNAC dans les années 70, écrit quelques piges pour Libération tout en créant avec des amis une petite structure d’enseignement dans les années 80, Jacques Damade fonde les éditions La Bibliothèque en 1992. La bibliothèque, c’était celle de son grand-père, « sorte de Bartleby qui ne faisait pas grand-chose d’autre que de lire et d’y séjourner. Pour un enfant turbulent qui courait et jouait, c’était bien mystérieux ce vieil homme assis, immobile, silencieux parmi les livres. » Un grand-père qui lisait le latin, le grec, et qui vivait dans une autre dimension. Et qui l’a largement inspiré. D’où la phrase de Borges qui figure dans tous les livres de la maison d’édition : « Me sera-t-il permis de répéter que la bibliothèque de mon père a été le fait capital de ma vie ? La vérité est que je n’en suis jamais sorti. » Faire connaitre certains livres de cette bibliothèque, des ouvrages datant du XVIIIe et du XIXe siècles pour la plupart ; Épices & produits coloniaux de l’abbé Raynal, De l’origine et du progrès du café d’Antoine Galland ou encore un Dictionnaire de Lord Byron avec des textes choisis par Leslie Marchand, figurent parmi les premiers édités. Voici ce qui a animé Jacques Damade en ces premières années. La rencontre avec Éric Walbecq et l’opportunité de rééditer Venise de Jean Lorrain a été une étape marquante dans l’histoire de la maison. « Ce saut de 70 ans m’a délivré de ma condition de prisonnier temporel. Je garde cependant de cette préhistoire l’envie de publier aussi bien des textes d’écrivains anciens que ceux d’écrivains vivants avec l’idée que tout se répond comme à l’intérieur d’un seul esprit. »
Grâce aux conseils de Michel Chandeigne, « il y eut le parti-pris de la couverture typo sur beaux papiers de couleur à rabats, des cahiers cousus de 16 pages, 90 grammes, crème, et du format 12/17 emprunté à Mermod, éditeur suisse que j’admirais. La maquette est donc très simple, un logo dessiné par Rima Shaw sur la couverture que l’on retrouve également en quatrième ». Diffusée et distribuée par l’équipe de choc des Belles Lettres – que l’on salue au passage ! – la Bibliothèque a publié à ce jour 140 titres, à raison de 5 à 8 livres par an, et des tirages oscillant entre 500 à 1500 exemplaires. « Au début je travaillais seul, je prenais conseil sur les manuscrits auprès de Pierre Lartigue (un auteur maison ainsi qu’un ami) et de Farid Chenoune (un autre ami). C’était une sorte de comité de lecture flottant, si cette notion peut être maintenue… » Thomas Beulaguet, graphiste, le rejoint par la suite et s’occupe de créer un nouveau site internet, et a réalisé les très belles couvertures et maquettes des Heures parisiennes, un formidable projet en deux volumes. En 1900, L’éditeur publiait Les Minutes parisiennes, journal intime et polyphonique de la ville. L’éditeur proposait à des écrivains, des dessinateurs de croquer une heure d’un lieu de la ville. Au XXIe siècle, La Bibliothèque s’est lancée à son tour dans une sorte de remake. Auteurs et plasticiens sont à nouveau conviés à peindre une heure de Paris. Deux livres sublimes, où l’on redécouvre « Paris, ce lieu où les vivants et les morts se frôlent. »
Actuellement, Jacques Damade travaille au quotidien avec Isabelle Louviot (que nous avons invitée pour les 20 ans de Quilombo, en 2022, à l’occasion de la publication par le Tripode de son livre Élisée Reclus. Penser l’humain et la terre). Couvertures, maquettes, conseils, relectures, et même un livre écrit à quatre mains : un Guide sentimental des piscines municipales de Paris, une savoureuse enquête par nos deux ethnographes amateurs dans les 41 piscines municipales parisiennes. Si vous voulez découvrir l’histoire de Paris à travers l’une de ses facettes les plus originales, ce livre est pour vous ! Quant aux corrections, elles sont assurées par Stéphan Huynh-Tan et Isabelle Roche. Vincente Puente réalise quelques travaux sur les couvertures. Et cet adepte du mentir-vrai a également écrit l’extraordinaire Corps des libraires, l’histoire de librairies aussi remarquables qu’imaginaires. Le grand succès de La Bibliothèque puisqu’il dépasse aujourd’hui les 3000 exemplaires vendus !
Entre un Marché de la Poésie et un salon de L’Autre Livre, Jacques Damade déambule chez les librairies amies, échange ses derniers coups de cœur contre quelques instants de camaraderie fraternelle. En parlant de camarade, La Bibliothèque a publié deux bons et beaux livres de Jean-Luc Sahagian. L’expérience Giono met en parallèle l’expérience libertaire qu’il vécut dans les Cévennes pendant quelques années (nous sommes nombreux à nous souvenir du bel accueil reçu à la Bibliothèque 152 à Saint-Jean-du-Gard) à celle de la communauté du Contadour dans les années 1930, initiée par l’auteur de Que ma joie demeure. La maison de Tamam a été publié en début d’année, et la vie de cette grand-mère arménienne inoubliable, imaginaire ou non, a été présentée dans La Feuille n°9, et vaut le détour.
Côté nouvelles parutions en cette fin d’année 2025, deux ouvrages retiennent notre attention. Notre-Dame de pierres, de peaux et de vent de Sarah Albrand est un long poème très fin, très subtil. Après l’incendie qui ravagea Notre-Dame de Paris, elle fait partie de l’équipe qui restaure la cathédrale, et partage avec nous ces instants de retour à la vie. Traité de ski alpin par temps chaud de Laurent Buffet est un texte étonnant, déroutant même. Sur un ton vif et ironique, Laurent Buffet ausculte la montagne : la façon dont le ski s’est développé, la démesures des stations, les conséquences à l’heure où la neige se raréfie. Le philosophe brosse le portrait du skieur en homme moderne tiraillé. Abusant de la technique pour glisser sur des cimes vierges, il sait la fin de sa passion prochaine mais ne peut y renoncer. C’est un texte assez stimulant pour les anti-industriels que nous sommes…
Enfin, La Bibliothèque a initié l’un des projets éditoriaux les plus fous qui soit ces dernières années : Humanitatis elementi. L’écrivain Michéa Jacobi, un véritable « obsédé des abécédaires », s’est lancé dans l’élaboration d’une vaste encyclopédie de la condition humaine en 26 volumes. Chaque livre comporte 26 textes autour d’une thématique et présente des figures de la littérature, des arts vivants et graphiques, des personnes historiques, connus et moins connus. Sont déjà parus : Walking class heroes, Xénophiles, Jouir, Renonçants, Songe à ceux qui songèrent, Vies multiples, Lectrices et cætera, Frères Sœurs (sur lequel Le Monde des Livres a réalisé deux belles pages à sa sortie), Mother Nature’s Children et Insurgé.e.s (qu’il était venu présenter l’année passée avec beaucoup d’émotion au 23 rue Voltaire). Le dernier-né vient tout juste de paraître en librairie : Enfance continuée « se penche sur une des facettes heureuses, à la fois surprenante et naturelle, la marque de l’enfance dans la vie adulte, comment elle persiste et signe, opère des métamorphoses et des continuités, anime d’un feu sacré les destins ». Ajoutons également que la plume de Michéa Jacobi est l’une des plus tendres qui soit. Ah, si toute la littérature contemporaine pouvait arriver ne serait-ce qu’à sa cheville !
Vivement que les prochaines publications de La Bibliothèque viennent garnir les nôtres ! Une maison d’édition dont le catalogue ressemble à ce point à un cabinet de curiosités est une rareté à saluer – et à partager.

