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Allia, l’éclectisme dans la poche, l’avant-garde dans la main

Allia, l’éclectisme dans la poche, l’avant-garde dans la main


En 1982, Gérard Berréby, insatisfait des livres qui s’éditent alors, fonde les éditions Allia en autodidacte et déroute quelque peu le peuple du livre en annonçant qu’il a emprunté le nom à un… fabricant d’urinoirs. Au micro de Marie Sorbier, sur France Culture, à l’occasion du quarantième anniversaire d’Allia, il explique : « [c’était] une provocation pour voir comment on pouvait rattacher l’édition et les livres à une chasse d’eau, en référence à la revue surréaliste belge, Les Lèvres Nues dont l’une des couvertures représentait la statue de la Liberté tirant une chasse d’eau. Mais [c’était] aussi un clin d’œil à Marcel Duchamp, bien sûr. » Aujourd’hui, avec plus de huit cents titres au catalogue, Allia est une maison d’édition indépendante discrète mais néanmoins indispensable à toute librairie qui se respecte. Indépendante à tous les niveaux d’ailleurs : financièrement (aucun mécène, aucune subvention et aucun groupe éditorial derrière) mais aussi éditorialement. Pas question de suivre le sens du vent ni les idées accolées à la mode du moment. Le choix des livres et des auteurs est d’une cohérence rare, qu’il faut souligner et féliciter tant certaines maisons aujourd’hui publient tout et n’importe quoi. « La seule condition [pour être publié] est que le texte offre une contemporanéité dans sa lecture, qu’il nous éclaire sur le monde dans lequel nous vivons » explique Berréby.

Sans aucun comité de lecture, ce dernier travaille depuis seize ans avec Danielle Orhan, à qui l’on doit le graphisme, sublime, des couvertures. Elle réalise également toutes les maquettes des livres et s’occupe du travail éditorial sur certains ouvrages. Et depuis huit ans, le duo chic est devenu trio de choc : Benoit Bidoret a rejoint l’équipe pour s’occuper des contrats et des relations avec les librairies, la presse – et de mille et une autres petites choses du quotidien d’une maison d’édition. L’une des originalités du catalogue d’Allia tient en ce que les livres édités avec grand soin soient répartis par format. Les petits livres d’Allia reconnaissables entre tous naviguent à travers toutes les eaux : littérature, histoire, philosophie, arts. Impossible de ne pas trouver son bonheur parmi ceux-là. Souvenirs sur Nestor Makhno d’Ida Mett, Complaintes gitanes de Federico García Lorca, Jésus-Christ rastaquouère de Francis Picabia, De la critique du ciel à la critique de la terre de Kostas Papaioannou, Les Rêveurs de l’absolu d’Hans Magnus Enzenberger, L’Uniformisation du monde de Stefan Zweig, Le Rêve des machines de Günther Anders, De la décence ordinaire de Bruce Bégout, Le Bateau-usine de Kobayashi Takiji, La Réification de Joseph Gabel, Karl Kraus de Walter Benjamin, Nous autres réfugiés d’Hannah Arendt, Combattre l’antisémitisme de Theodor W. Adorno… Une petite liste très subjective faute de place. Aussi, nous vous invitons grandement à découvrir notre sélection ou à aller fouiller leur catalogue présent sur leur site internet.

Mettre Allia en avant est l’occasion de sortir de nos rayons tous les ouvrages qu’ils ont édités sur l’histoire du mouvement situationniste – et ils sont nombreux ! Vous savez, le rayon qui se trouve tout en haut de nos étagères… Berréby a réalisé de nombreux entretiens avec les figures de ce mouvement, dont Raoul Vaneigeim (Rien n’est fini, tout commence), Piet de Groof (Le Général situationniste ; avec Danielle Orhan), Ralph Rummey (Le Consul) et bien sûr Jean-Michel Mension (La Tribu). Ceux-là fourmillent d’anecdotes en tous genres, regorgent d’une iconographie rare et éclairent d’une lumière nouvelle la charge poétique et politique de la révolte des « situs ». De plus, la maison a édité les deux beaux et tendres livres de Michèle Bernstein, Tous les chevaux du roi et La Nuit.

Comme vous l’avez compris, Allia dispose de plusieurs atouts dans la manche de son catalogue. Et l’un de leurs principaux : celui dédié à la musique populaire. C’est très simple, on croirait FIP, avec une meilleure programmation musicale. C’est dire. L’éclectisme est la ligne directrice de leur travail d’orfèvre. Que vous soyez féru des bons vieux morceaux de blues de Muddy Waters ou Robert Johnson (Deep Blues. Du delta du Mississippi à Chicago, des États-Unis au reste du monde : une histoire culturelle et musicale du blues de Robert Palmer), que vous mettiez le son à fond quand Ian Curtis de Joy Division chante « She’s lost control, again ! » (Le reste n’était qu’obscurité. Histoire orale de Joy Division de Jon Savage), que vous préfériez illuminer la piste de danse grâce à vos pas de salsa chèrement acquis (Le livre de la salsa. Chronique de la musique de la Caraïbe urbaine de César Miguel Rondón) ou enfin que vous soyez plutôt du genre à passer des soirées entières à écouter de la musique néo-classique sur votre platine vinyle (Conversations avec Igor Stravinsky de Robert Craft et Igor Stravinsky), vous pouvez en être certains : vous trouverez votre bonheur parmi ces livres extraordinaires.

Par ailleurs, deux d’entre eux ont une place particulière à Quilombo : Can’t stop, won’t stop de Jeff Chang, une superbe histoire du hip-hop et Lipstick Traces de Greil Marcus, un ovni dans l’histoire musicale et politique. En effet, il s’agissait des deux ouvrages musicaux préférés de Bastien, notre ancien collègue et ami regretté, toujours présent parmi nous, et ce malgré son décès il y a quatre ans maintenant.

Côté nouveautés, nous sommes servis en ce début d’année. Marc’O, de son vrai nom Marc-Gilbert Guillaumin, cinéaste et metteur en scène, est mis à l’honneur puisque Allia publie à la fois Délire de fuite, un récit de jeunesse sur le Paris bouillonnant de l’après-guerre, et L’Art d’en sortir, un livre d’entretiens menés une nouvelle fois par Gérard Berréby. Au fil d’innombrables rencontres (Boris Vian, André Breton, Guy Debord, Jean Eustache, Jacques Lacan, Jean-Luc Godard...), cet ouvrage nous immerge dans l’effervescence d’une époque éprise d’art et de révolution, qui voulait abolir toutes les frontières : la théorie et la pratique, la scène et le public. De quoi découvrir une figure détonante à souhait !

Fille de la révolution de Vera Broido éclaire de fort belle manière l’histoire de ces familles mencheviks pourchassés par les bolcheviks. Il est également un très bel « hommage à sa mère Eva, cas à la fois singulier et exemplaire de ces femmes révolutionnaires russes qui dédièrent leur vie entière – jusqu’à lui donner une nette dimension sacrificielle – à leur idéal politique » comme l’écrivent les deux traductrices Anne Foucault et Maria Matalaev.

Enfin, le dernier titre à signaler, et non des moindres : Atmospherics de Jon Hassell. Ce dernier était encore inconnu au 23 rue Voltaire il y a un an. Il a fallu l’ami Maxime Bisson, confrère libraire, traducteur à ses heures perdues et compagnon de route d’Allia depuis quelques années, pour réparer ce tort. Virtuose de la trompette à l’origine de la « Fourth World Music », un genre qui imagine la réconciliation entre l’Orient et l’Occident, la modernité et la tradition, Jon Hassell a collaboré avec Brian Eno, Peter Gabriel, Ry Cooder ou encore Talking Heads. Son œuvre : « d’inconnue à classique, sans être passée par la case du succès. » Nous nous souviendrons longtemps de cette belle soirée consacrée à la présentation du livre, en présence de Maxime Bisson, qui a traduit ce dernier, de Steve Shehan, qui a joué avec Hassell et de Tom Val qui a réalisé un mini-concert hommage.

Nous avons hâte de découvrir ce qu’Allia nous réserve en fin d’année, puisque nous savons déjà que l’écrivain-boxeur Frédéric Roux remet les gants avec Mes petites morts, et qu’Anne Alombert publie De la bêtise artificielle, un nouvel opus après son remarquable et remarqué Schizophrénie numérique, tous deux à paraître fin août.
Quant au monde du livre de nos jours, « l’état actuel des choses pourrait appeler un constat pessimiste » d’après la fine équipe. « Pour autant, nous avons dû composer dès nos débuts avec les inquiétudes sur le marché du livre et la fréquentation des librairies. Malgré toutes les craintes ou réticences qui pouvaient nous être opposées, partout où des libraires ont compris ce que nous proposions, ils nous ont soutenu et ont mis en avant nos livres ; et ceux-ci se sont imposés. À bien des égards, cela reste aujourd’hui vrai ». Leur idée pour la suite ? « Il nous faut à nos yeux poursuivre la ligne de conduite qui a été celle d’Allia : toujours dérouter. » Déroutons ensemble dorénavant !

Éditions Allia
www.editions-allia.com

L’équipe de Quilombo vous présente des maisons d’édition indépendantes. Une table présentant les principaux livres leur est dédiée à la librairie et vous pouvez bien sur nous commander tous les titres par correspondance.